
A travers une analyse historique et comparative documentée du financement de la démocratie dans plusieurs pays, Julia Cagé s’interroge dans cet ouvrage sur les risques d’une dérive oligarchique de la politique, d’une augmentation encore plus forte des inégalités et d’un rejet grandissant du personnel politique et des institutions. Ses propos résonnent d’autant plus depuis l’émergence en France du mouvement des gilets jaunes en fin d’année 2018.
Elle décrit d’abord la façon dont les plus riches influencent les élections et les choix politiques, en France notamment, à travers des dons privés aux partis politiques (dons permettant en outre d’obtenir une déduction fiscale), le financement de campagnes électorales, le soutien à des think tanks (qui sont juridiquement pour la plupart des fondations reconnues d’utilité publique), et même pour certains, le rachat de grands médias. Elle démontre ainsi le rôle croissant joué par l’argent dans nos démocraties.
L’auteure analyse également, et c’est ce qui nous intéresse ici plus spécifiquement, le financement privé du bien public à travers la philanthropie. Elle dénonce la capture des choix démocratiques de la majorité par une poignée de philanthropes nouvelle génération (notamment issus de la high-tech) qui pensent être plus à même que l’Etat de décider ce qui est bon pour tous. Le risque est de voir se substituer de manière croissante au financement public de l’intérêt général un financement privé émis par quelques individus fortunés. Julia Cagé va même jusqu’à affirmer que la philanthropie « vient mettre en péril les principes fondamentaux qui devraient sous-tendre le fonctionnement de toute véritable démocratie. » Elle donne l’exemple des Etats-Unis, pays où la capture de l’intérêt général par des philanthropes – qui par ailleurs expriment un refus de l’impôt – a pris une très grande ampleur.
Elle développe aussi une partie sur ce qu’elle appelle « la face cachée de la philanthropie », ou comment à travers des stratégies de défiscalisation, l’argent public sert à financer des intérêts privés, par le biais de fondations et fonds de dotation, en France comme dans d‘autres pays, et notamment aux Etats-Unis (elle donne l’exemple de la Chan-Zuckerberg Initiative). Et ces stratégies de défiscalisation supplanteraient la volonté d’être généreux si on se réfère à la baisse des dons qui a pu être observée en 2018 suite à la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en France.
Se référant à un ouvrage de Robert Reich, Chiara Cordelli et Lucy Bernholz que nous avons déjà cité dans nos colonnes (https://www.cerphi.org/veille/veille-les-hommes-providentiels-un-article-publie-sur-le-site-la-vie-des-idees/), Julia Cagé va jusqu’à poser la question de la compatibilité entre l’idée même de philanthropie et la démocratie, puisqu’elle ne porterait que la voix de quelques citoyens privilégiés au détriment de l’expression du plus grand nombre. La philanthropie serait aujourd’hui un pouvoir, celui de l’argent. Précisons que pour l’auteure, la philanthropie semble ne concerner que les très grands donateurs, la générosité des « petits » donateurs n’étant pas évoquée, ce qui peut être relevé comme une limite de son propos sur ce sujet.
Selon elle, c’est dans un Etat pleinement fonctionnel, où les plus riches paient des impôts dont le montant et l’utilisation sont débattus au Parlement, que les biens et services publics sont délivrés dans l’intérêt du plus grand nombre.
Dans la dernière partie de son livre, Julia Cagé fait trois propositions principales pour que nous puissions tendre à nouveau vers le principe « une personne, une voix », à la base de la démocratie :
- Mettre en place un nouveau modèle de financement public des partis et mouvements politiques et des campagnes électorales : les Bons pour l’égalité démocratique (BED), qui permettraient d’établir une égale représentation des préférences privées (contribution publique identique de tous les citoyens au mouvement ou parti politique de leur choix).
- Limiter de manière beaucoup plus importante les contributions aux partis politiques et aux campagnes, ainsi que les dépenses électorales. Concernant les dons privés des particuliers, sa proposition est de les limiter à 200 euros par citoyen et par an afin d’égaliser le poids politique de chaque personne.
- Instituer une Assemblée mixte afin d’assurer une meilleure représentativité sociale des députés à l’Assemblée nationale et remédier à la sous-représentation actuelle des classes populaires. Avec cette proposition, un tiers des sièges à l’Assemblée nationale seraient réservés à des « représentants sociaux » élus à la proportionnelle sur des listes en correspondance avec le paysage socioprofessionnel français.
Le prix de la démocratie, Julia Cagé (Fayard, 2018)
Julia Cagé est professeure d’économie à Sciences Po Paris
En savoir plus sur le livre : http://www.leprixdelademocratie.fr/