« Qu’ils déambulent dans les transports ou qu’ils campent sur les trottoirs, on connaît peu leur vie et leur parcours. Pour la première fois, une enquête dresse un portrait de ceux qui tendent la main pour survivre, bousculant les idées reçues.
On ne les voit plus ou on les voit trop. Les plus jeunes ont à peine 20 ans et les plus vieux, parfois 80.
Dans la rue ou dans le métro, ils mendient. Chacun à sa façon. Certains ont appris un discours ou une rengaine et vous abordent sans complexe. D’autres se taisent, enfouis sous leur couverture ou cachés derrière leur panneau en carton. Pour quelques-uns, la manche est devenue un mode de vie. Ceux-là, souvent, n’ont pas envie de revenir dans le monde des gens « normaux ». Mais pour la plupart, il s’agit d’une activité provisoire qui permet juste de s’en sortir. Qu’ils soient installés dans cette pratique, ou pas, ceux et celles qui se livrent à la mendicité ne constituent pas un groupe homogène. Ils sont tellement insaisissables qu’ils ne font d’ailleurs l’objet d’aucune statistique.
Pour mieux comprendre le phénomène, et pour dépasser les stéréotypes qui figent les attitudes et aggravent la situation des plus vulnérables, La Vie a mené l’enquête, en étroite collaboration avec le Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie (Cerphi), un an après celle que nous avions publiée sur les glaneurs (Ils vivent de nos poubelles, La Vie du 17 juin 2010). Comme d’autres pratiques liées à la précarité ou à la misère, la mendicité joue différents rôles pour la personne qui y a recours. Elle lui permet de faire des achats, payer ses factures, compléter ou remplacer les aides sociales, conserver une activité et une marge d’autonomie… Elle peut aussi avoir des effets négatifs : stigmatisation, honte, isolement, fatigue, usure physique et psychologique.
Premier enseignement de cette étude inédite de 120 pages, réalisée à Paris auprès de ceux et celles qui tendent la main pour survivre : la diversité des personnes pratiquant la mendicité rappelle celle des personnes en situa- tion de précarité. Il n’existe pas de profil ou d’histoire type. Il ne s’agit pas forcément de sans domicile fixe. Une seule constante : une grande solitude affective et sociale. Contraint de se présenter d’une façon conforme aux attentes du public (posture indiquant le dénuement et la précarité, discours centré sur le manque, aveu de faiblesse…), le mendiant met en place des tactiques de présentation de soi qui, selon les auteurs du rapport, « ne doivent pas être envisagées comme des supercheries, mais comme des ajustements au milieu dans lequel ils se trouvent ».
S’appuyant sur les travaux de la sociologue Pascale Pichon, auteur de plusieurs articles sur la question, l’étude retient quatre postures principales. La « priante » renvoie à une localisation et à une clientèle précises. Nommée ainsi parce qu’elle se déroule traditionnellement près des lieux de culte, cette forme de collecte est la plus passive et la plus statique. Plutôt âgés, parfois handicapés, les mendiants qui adoptent cette posture sont généralement porteurs de signes visibles de grande pauvreté. Leur attitude est marquée par la retenue, et c’est avec une certaine gravité qu’ils sollicitent l’aumône. Le « tape-cul » correspond à un type de manche où la personne est en position statique avec, posé devant elle, un panonceau en carton pour seule information.
Davantage qu’une modalité de la manche, l’expression « à la volée » désigne une forme de don. Les passants jettent une pièce au mendiant en évitant tout contact. La quatrième posture, « à la rencontre », nécessite un discours plus ou moins élaboré. Le mendiant se met en scène devant un passant repéré comme donateur potentiel. L’échange verbal permet de développer une interaction plus longue et plus rémunératrice que les autres méthodes. Elle se pratique sur un territoire relativement restreint, qu’il s’agisse d’une rame de métro, d’une place publique ou du trottoir d’une rue commerçante. Bien entendu, ces différentes attitudes peuvent se combiner.
Pour les sociologues du Cerphi, « ces postures traduisent généralement la phase du processus de désinsertion dans laquelle les personnes se trouvent ». La position debout, par exemple, manifeste la validité, « la capacité de résistance physique et psychique ». À l’inverse, la position assise traduit une forme d’installation dans la durée. En outre, elle met la personne qui fait la manche en position d’infériorité par rapport au passant, qui la domine de toute sa hauteur.Aller «à la rencontre » suppose, du moins pour être efficace, un ensemble de compétences relationnelles, une maîtrise du langage parlé et des codes corporels de présentation de soi ainsi qu’une capacité d’adaptation aux différents interlocuteurs, qui sont le fait de personnes qui résistent à la désinsertion et sont aptes à manifester qu’elles sont encore « dans le même monde » que le passant lambda. À l’opposé, la mendicité en position couchée, ou en état d’endormissement, totalement passive, est bien celle des personnes installées « dans une désocialisation avancée ».
Les revenus générés par la mendicité font l’objet de bien des idées reçues. Toutes les enquêtes réalisées montrent que cette activité est loin d’être rentable. Pour faire bonne figure, ceux qui font la manche ont tendance à surévaluer leurs recettes. Pourtant, les plus performants récoltent rarement plus de 30 € par jour… au prix d’efforts à peine imaginables. Pour analyser l’efficacité des mendicités, les auteurs du rapport estiment qu’il faudrait, comme pour n’importe quelle autre activité, prendre en compte des critères de « pénibilité physique et psychique » : bruit incessant du métro ou de la circulation automobile, flux important des passants, effort permanent pour entrer en relation avec eux ou capter leur attention, agressions verbales, violences physiques, stress provoqué par l’insécurité… Pour la majorité de ceux qui font la manche, la recette journalière dépasse rarement les 10 €. De quoi s’acheter un sandwich, un litre de rouge et/ou un paquet de cigarettes.
Parmi les nombreuses révélations que contient l’enquête, il en est une qui intéressera certains de nos lecteurs. Elle touche à l’efficacité de la mendicité en fonction des lieux de collecte. Le rapport entre le nombre de dons et le nombre de passants s’échelonne entre 1 ‰ et 1 % dans les lieux profanes,alors qu’il est de 6 à 7% dans les abords des lieux de culte (en l’occurrence catholiques). Ce sont, en outre, des endroits où les effets de différence culturelle ou ethnique, et notamment la ségrégation à l’encontre des Roms, interviennent moins. Une donnée qui expliquerait, en partie, le fait que les églises et leurs alentours restent des lieux très prisés par ceux qui se livrent à la mendicité. »