Veille – « L’art de la fausse générosité », un récit d’investigation sur la Fondation Bill et Melinda Gates, par Lionel Astruc

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Au CerPhi, nous nous attachons à relayer les différents débats et courants de pensées actuels sur la philanthropie afin d’enrichir la réflexion dans ce domaine. Nous relayons ici un récit d’investigation, réalisé par Lionel Astruc, dressant un portrait sans concession de la Fondation Bill et Melinda Gates. L’auteur s’est notamment appuyé pour son enquête sur le rapport rédigé en 2016 par l’écrivain, historien et journaliste d’investigation britannique Mark Curtis, « Gated Development: Is the Gates Foundation always a force for good? » Ne niant pas certaines avancées qu’a permis la Fondation, surtout dans le domaine de la santé, Lionel Astruc décrit un fonctionnement en totale contradiction avec l’image idéalisée dont elle bénéficie aujourd’hui, de même que son fondateur.

Lionel Astruc commence par rappeler qui est Bill Gates et dans quel contexte il a créé sa fondation. Bill Gates a constitué son immense fortune (estimée à 90 milliards de dollars en 2018) en s’appropriant, à travers des brevets, des technologies qui appartenaient au bien public puisque développées en open source et donc accessibles gratuitement à tout un chacun auparavant. C’est d’ailleurs grâce à ce savoir partagé qu’il a lui-même pu se former. Bill Gates s’est donc approprié des technologies développées collectivement en déposant des brevets, empêchant ainsi quiconque de continuer à les développer.

Bill Gates décide de créer sa fondation avec sa femme en 2000, à une période où son image s’est fortement détériorée du fait des poursuites judiciaires à l’encontre de Microsoft pour ses pratiques violant les lois de la libre concurrence. Ayant frôlé le démantèlement à l’issue du procès, Microsoft s’en sort grâce à un accord à l’amiable. C’est ainsi que la Fondation Bill et Melinda Gates est créée, à point nommé pour redorer l’image de l’homme d’affaires, qui semble vouloir appliquer à ses activités philanthropiques le même état d’esprit que dans ses activités professionnelles (notons qu’il possède toujours environ 4,5% de Microsoft).

La Fondation Bill et Melinda Gates est aujourd’hui la plus puissante au monde. Avec ses 43,5 milliards de dotation globale et un champ d’action dans plus de 100 pays, elle est devenue un acteur incontournable du développement international. Elle est ainsi le 12ème donateur mondial dans le domaine de l’aide internationale. Cependant, nous ne devrions pas oublier que la dotation très importante de la Fondation provient du succès économique de Microsoft, société passée maître de l’évitement fiscal. La charité de Bill Gates est ainsi financée aux dépens des contribuables.

La technologie comme solution à tous les problèmes, qu’ils soient sociaux ou environnementaux, telle est la philosophie qui commande aux choix de la Fondation. De ce fait, les entreprises qui fournissent ces technologies (laboratoires pharmaceutiques pour les vaccins, entreprises fournissant des semences et des produits agrochimiques pour l’agriculture, etc.) sont favorisées par la Fondation Bill et Melinda Gates.

Des conflits d’intérêt sont mis en avant par l’auteur car les bénéficiaires des actions de la Fondation ont souvent des liens étroits avec les entreprises financées par le trust associé à la Fondation et dont les dividendes correspondent à l’argent qui est effectivement attribué aux projets subventionnés. Sans parler du fait que comme le pointe l’auteur, « les entreprises qui font fructifier l’argent de la Fondation contribuent largement à la pauvreté, à l’injustice sociale et économique dans le monde ».

Sur les domaines soutenus par la Fondation, Lionel Astruc en développe deux dans son ouvrage pour lesquels les choix effectués posent question : la santé et l’agriculture. La santé car la Fondation a choisi de lutter prioritairement contre des maladies qui nécessitent la diffusion de vaccins, au détriment d’autres pourtant plus meurtrières mais ne nécessitant « que » des campagnes de prévention efficaces, comme la pneumonie, la diarrhée ou la sous-nutrition maternelle et infantile. L’agriculture car la Fondation soutient la « révolution verte », consistant en une conversion généralisée à l’agriculture intensive, modèle provoquant des dégâts aujourd’hui avérés.

Une autre critique faite à la Fondation est l’utilisation de l’argent comme outil de contrôle par des ressources importantes attribuées à la communication (1 milliard de dollars consacrés ces 10 dernières années au département « Représentation et politiques mondiales » de la Fondation, soutien d’organisations médiatiques, de formations de journalistes). Le soutien massif de la Fondation à des laboratoires de recherche intéressant notamment ses domaines d’intervention comme la santé et l’agriculture biaise potentiellement les recherches menées par les acteurs soutenus (des exemples sont donnés dans l’ouvrage).

Enfin, Lionel Astruc dénonce un déni de démocratie quant à l’action de la Fondation Gates car celle-ci n’est soumise à aucun contrôle démocratique alors même que son pouvoir et son influence dans le domaine du développement n’ont rien à envier à ceux des Etats. En tant que fondation privée, elle doit ainsi seulement fournir ses données financières au gouvernement américain afin de conserver son exonération fiscale. « En dépit de son poids sur des décisions essentielles à l’échelle de la planète, les projets et la stratégie de la Fondation Gates ne font l’objet que de peu d’examens indépendants ou formels, et d’aucune analyse critique claire au sein du système officiel d’aide », rappelle l’auteur.

Lionel Astruc nous alerte à travers ce livre sur les dangers du « philanthrocapitalisme » nourri par l’accumulation de richesses de quelques-uns.

Pour aller plus loin :
> L’art de la fausse générosité, de Lionel Astruc (Actes Sud, mars 2019).
> Interview de Lionel Astruc pour WE DEMAIN

Lionel Astruc écrit sur la transition écologique. Il a mené plusieurs enquêtes sur les filières de matières premières, les origines de nos biens de grande consommation et les initiatives pionnières pour transformer la société.

Source : L’art de la fausse générosité, de Lionel Astruc (Actes Sud, mars 2019).

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